Nous avions attendu la factrice tout le mois de décembre pour choisir notre calendrier de l’année 2019. D’habitude elle passait plus tôt…les pompiers étaient venus…
Au début c’était un sentiment diffus :
—Tiens ! La factrice n’est pas passée !
Nous posions des questions, d’aucun s’étonnait, d’autres n’écoutaient pas ; l’inattention, le mal de notre siècle, d’autres encore se moquaient gentiment, —Pfff ! Tu t’en moques ! Tu en achèteras un, tu n’en as pas besoin, tu regardes sur internet.
Nous avions pris le parti depuis longtemps déjà de ne pas nous expliquer, de ne pas nous justifier d’être tristes de ne pas avoir le calendrier de la poste, le consulter tous les jours, ses photographies désuètes…A quoi bon !
Pourtant une inquiétude nous étreignait le cœur, il y avait le calendrier, la neige qui ne venait pas…des signes infimes d’un monde qui s’en va, quelquefois avec fracas, quelquefois sans bruit…
Les rumeurs comme quoi la poste allait fermer, les commerces qui baissent le rideau à jamais, notre petite ville de province qui se paupérise…Nous avions constaté que la photocopieuse de la poste avait été supprimée. Nous en avions fait la remarque, il nous avait été répondu, avec un ton hautain, un zeste de mépris, que ce n’était plus la peine, que nous avions tous des imprimantes, qu’il y avait la maison de la presse et ainsi du reste. C’était le progrès !
Nous avions argumenté, pied à pied…15 jours après, la photocopieuse avait réintégré sa place. Une petite victoire.
Nous avions tort de nous taire, de baisser les bras, tort de ne pas expliquer à notre entourage la raison de notre tristesse de ne pas avoir vu la factrice, remplacée quelquefois par d’autres, qui couraient comme des dératés, jetaient le courrier dans la boîte, remontaient en quatrième vitesse dans la voiture jaune, démarraient en faisant crisser les pneus pour recommencer un peu plus loin, tous les jours ainsi.
Tort d’avoir peur d’être des oiseaux de mauvais augures, d’avoir vu et compris plus tôt, trop tôt…peur d’être rejetés, traités de passéistes…et ainsi du reste.
De guerre lasse nous avions décidé de mettre un petit mot sur la boîte aux lettres, pour nous rappeler à son bon souvenir. Par précaution, nous l’avions mis sous un petit plastique pour le protéger de la pluie.
La veille de Noël, le matin, alors que toutes les générations étaient réunies dans la salle à manger, enfants et petits-enfants, la sonnette retenti : c’était la factrice coiffée d’un bonnet de père Noël, sa sacoche remplie de calendriers.
Nous sortîmes les papillotes.
Pendant que les enfants choisissaient un calendrier avec des chevaux, nous engageâmes la conversation avec elle.
Elle achetait elle-même ses calendriers, partageait le fruit de sa vente ; il n’en était pas de même pour certains de ses collègues.
Elle n’avait plus le temps de rien, notre tournée allait être supprimée, intégrée dans une autre tournée, la caisse du courrier était devenue minuscule, —1€05 le timbre ! Pensez-vous !
Elle n’aurait plus le temps de bavarder, il fallait faire la tournée dans un temps imparti…nous ne comprenions pas, les facteurs allaient-ils pointer ?
Nous pouvions nous rassurer, —elle passera s’occuper de nous, moyennant finances, comme dans la publicité à la télévision.
L’année se terminait bien, plus un jour que Dieu fait nous rappellerait que la factrice n’avait pas pu venir nous donner son calendrier contre un billet de 10 € qui récompense sa seule présence dans cette campagne vidée de sa population la journée, hormis des voitures qui passent à "toutes berzingues", des trailers, le visage souffrant, le corps mince, courant sans un regard, un sourire, un bonjour, des groupes de retraités qui partent faire de la marche nordique, des enfants, le casque sur les oreilles, les yeux rivés sur leur portable, obèses, marchant comme des zombies sur le beau Chemin de campagne de notre douce France.
Quelle ne fut pas notre surprise et notre joie hier matin, d’avoir un petit mot dans notre boîte aux lettres, mot de remerciements, de meilleurs vœux.
Les cartes de vœux, que l’on accrochait à un fil, que l’on posait sur la cheminée, celles qui sentaient bon, brillantes et scintillantes, neige, traîneaux, petits lutins étoiles et bouteilles de champagne… les cartes faites main, celles peintes avec la bouche et le pied, les mots pensés, les mots jetés à la hâte, les mots timides, les mots recopiés sur internet, qu’importe…cette année si peu…bientôt des reliques…vœux remplacés ou non par un SMS, un courriel… tradition hypocrite pour les modernes. Nous en venions à penser que même cette hypocrisie, un jour allait nous manquer, quand le courrier n’existera plus, qu’il sera inutile de dire bonjour…madame, bonjour…monsieur, inutile de…à quoi ça sert de…à quoi bon de…
La liste est si longue… par manque de temps, de goût, la fatigue qui s’installe…le manque de sens.
Nous avions pensé à cette phrase d’André Charlier, mise en exergue en haut à droite de mon journal,
" Il faut jeter la lumière là où il y a de sales ténèbres. "
Nous avions pensé que c’était une belle résolution pour cette année nouvelle qui commence, jeter la lumière là où il y a de sales ténèbres, toujours et partout, dans les moindres choses.