La dame de onze heures

mardi 1 décembre 2015

Marguerite Duras, une femme d'intérieur

La maison de Marguerite Duras à Nauphles-le-Château 



 " Il y a aussi des maisons trop bien faites, qui sont trop bien pensées, sans incident aucun, pensées par avance par des spécialistes. "
  




 " La maison, c'est la maison de famille, c'est pour y mettre les enfants et les hommes, pour les retenir dans un endroit fait pour eux, pour y contenir leur égarement, les distraire de cette humeur d'aventure, de fuite qui est la leur depuis les commencements des âges. Quand on aborde ce sujet le plus difficile c'est d'atteindre le matériau lisse, sans aspérité, qui est la pensée de la femme autour de cette entreprise démente que représente une maison. Celle de la recherche du point de ralliement commun aux enfants et aux hommes.
Le lieu de l'utopie même c'est la maison créée par la femme, cette tentative à laquelle elle ne résiste pas, à savoir d'intéresser les siens non pas au bonheur mais à sa recherche comme si l'intérêt même de l'entreprise tournait autour de cette recherche elle-même, qu'il ne fallait pas en rejeter résolument la proposition du moment qu'elle était générale.
La femme dit qu'il faut se méfier et à la fois comprendre cet intérêt singulier pour le bonheur. Elle croit que ça amènera les enfants à rechercher plus tard un état heureux dans la vie. C'est ce que veut la femme, la mère, amener son enfant à s'intéresser à la vie. La mère sait que l'intérêt au bonheur des autres est moins dangereux pour l'enfant que la croyance au bonheur pour soi.


A Neauphle, souvent, je faisais de la cuisine au début de l'après-midi. Çà se produisait quand les gens n'étaient pas là, qu'ils étaient au travail, ou en promenade aux étangs de Hollande, ou qu'ils dormaient dans les chambres. Alors j'avais à moi tout le rez-de-chaussée de la maison et le parc. C'était à ces moments-là de ma vie que je voyais clairement que je les aimais et que voulais leur bien. La sorte de silence qui suivait leur départ je l'ai en mémoire. Rentrer dans ce silence c'était comme rentrer dans la mer. C'était à la fois un bonheur et un état très précis d'abandon à une pensée en devenir, c'était une façon de penser ou de non penser peut être - ce n'est pas loin - et déjà, d'écrire.
Lentement, avec soin, pour que ça dure encore, je faisais la cuisine pour ces gens absents pendant ces après-midi-là. Je faisais une soupe pour qu'ils la trouvent prête au cas où ils auraient très faim. S'il n'y avait pas de soupe il n'y avait rien du tout. S'il n'y avait pas une chose prête, c'est qu'il n'y avait rien, c'est qu'il n'y avait personne. Souvent les provisions étaient là, achetées du matin, alors il n'y avait plus qu'à éplucher les légumes, mettre la soupe à cuire et écrire. Rien d'autre.


J'ai pensé très longtemps à acheter une maison. Je n'ai jamais imaginé que je pourrais posséder une maison neuve. A Neauphle, la maison ça a d'abord été deux fermes bâties un peu avant la Révolution. Elle doit avoir un peu plus de deux siècles. J'y ai souvent pensé. Elle avait été là en 1789, en 1870. A la croisée des forêts de
Rambouillet et de Versailles. En 1958 elle m'appartenait.
J'y ai pensé jusqu'à la douleur certaines nuits. Je la voyais habitée par ces femmes. Je me voyais précédée par ces femmes dans ces mêmes chambres, dans les mêmes crépuscules. Il y avait eu neuf générations de femmes avant moi dans ces murs, beaucoup de monde, là, autour des feux, des enfants, des valets, des gardiennes de vaches. Toute la maison était lissée, frottée aux angles des portes, par le passage des corps, des enfants, des chiens.
Ce sont des choses à quoi les femmes pensent beaucoup, des années, et qui font le lit de leur pensée quand les enfants sont petits : comment leur éviter le mal. Et cela, pour presque toujours n'aboutir à rien.
[...]








" On voudrait désapprendre aux gens à manger dans la cuisine et c'est là qu'ils se retrouvent, qu'ils vont tous le soir venu, c'est là qu'il fait chaud et qu'on reste avec la mère qui fait la cuisine en parlant." [...] A Neauphle-le-Château, dans ma maison de campagne, j'avais fait une liste des produits qu'il fallait toujours avoir à la maison. Il y en avait à peu près vingt-cinq. On a gardé cette liste, elle est toujours là, parce que c'était moi qui l'avait écrite. Elle est toujours exhaustive. "


La cuisine à Neauphle-le-château




" Ici à Trouville, c'est autre chose, c'est un appartement. Je n'y penserais pas pour ici. mais à Neauphle il y a toujours eu des provisions. Voici cette liste:



sel fin
poivre
sucre
café
vin
pommes de terre
pâtes
riz
huile
vinaigre
oignons
ail
lait
beurre
thé
farine
oeuf
tomates pelées
gros sel
nescafé
nuoc mâm
pain
fromages
yaourts
mir
papier hygiénique
ampoules électriques
savon de Marseille
scotch brite
javel
lessive (maison)
spontex
ajax
éponge métallique
filtres papiers café
plombs électricité
chatterton”.
 A Neauphle-le Château, dans ma maison de campagne, j’avais fait une liste des produits qu’il fallait toujours avoir à la maison. Il y en avait à peu près vingt-cinq. On a gardé cette liste, elle est toujours là, parce que c’était moi qui l’avait écrite. Elle est toujours exhaustive. La liste est toujours là, sur le mur. On n’a ajouté aucun autre produit que ceux qui sont là. Aucun des cinq à six cents nouveaux produits qui ont été créés depuis l’établissement de cette liste en 20 ans, n’a été adopté. "


 "  On dit toujours, s’il n’y a pas de sel, y’a rien. Moi,,ça prend des formes extrêmes… S’il n’y a pas de citron, y’a rien… S’il n’y a pas de thé, s’il n’y a pas d’Earl Grey, y’a rien… A la rigueur il pourrait ne pas y avoir de pain, mais s’il n’y a pas de pommes, alors par exemple, y’a rien du tout… S’il n’y a pas de sauce indochinoise, je m’en vais je quitte la demeure. "


[...] Je ne supporte pas du tout qu'il n'y ait rien à manger à la maison... Si vous voulez,  c'est un petit peu étrange... ça, chez moi...Il manque par exemple des oeufs ou bien il manque du beurre ou il manque des fruits, ça me torture. Il me semble que c'est toute la maison, qui est atteinte, qui penche, qui penche comme les fleuves de mon enfance pour aller vers l'océan... qui va à vau-l'eau, parce qu'il manque une chose vitale... On dit toujours, s'il n'y a pas de sel, y'a rien. Moi ça prend des formes extrêmes... S'il n'y a pas de citron, y'a rien... S'il n'y a pas de thé, s'il n'y a pas de Earl grey, y'a rien. A la rigueur il pourrait ne pas y avoir de pain, mais s'il n'y a pas de pommes, alors par exemple, y'a rien du tout... S'il n'y a pas de sauce indochinoise, je m'en vais, je quitte la demeure... J'ai un problème de superposition... Si je ne peux pas superposer deux bouteilles d'huile, il n'y en a pas... Si je n'ai pas la bouteille qui attend que celle qui est en cours soit terminée, je suis sans huile... S'il n'y a plus que le sel qui est dans la boîte à sel sans un kilo qui est dans le placard, je suis sans sel... Ca me rend la vie infernale, je suis toujours obligée de vérifier deux fois tout... C'est vrai, je suis comme ça... C'est un caractère malheureux comme dirait ma mère. C'est un truc arithmétique, c'est 1=0, 1+1+1, c'est ça l'équation, enfin le mode de calcul que je fais dans ma tête.  [...]







" Je n’ai pas du tout la prétention de faire une cuisine extrêmement raffinée… Je fais  une très bonne cuisine mais c’est tout… » et conviviale… « Je ne suis pas très expansive, mais les gens ne se trompent pas là-dessus parce que je leur donne à manger… Je ne dis pas que je les aime, je ne les embrasse pas, je ne suis pas quelqu’un de tendre, alors je fais à manger pour les autres…  "



« Vous voulez savoir pourquoi je fais la cuisine ? Parce que j’aime beaucoup ça… C’est l’endroit le plus antinomique de celui de l’écrit et pourtant on est dans la même solitude, quand on fait la cuisine, la même inventivité… On est auteur. »



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